Il existe des rencontres qui, par leur intensité et leur profondeur, transforment à jamais le cours d’une vie. Celle que j’ai vécue avec toi, cher Professeur Abdou Salam Fall, en est une, et pour moi elle a inauguré un itinéraire inestimable, commencé en 2005, qui a dépassé le cadre professionnel pour tisser une relation d’une richesse exceptionnelle. Sur la pointe des pieds, avec la dignité et le calme qui t’ont toujours accompagné, tu nous as quittés dans cette ville de Saint-Louis que tu chérissais tant. Aujourd’hui, tu reposes dans ton village natal, la ville sainte de Gaya. Nous souhaitons que la terre te soit légère. Malgré l’immense chagrin et l’espace vide laissé par ton départ, c’est aujourd’hui que je me sens prête à poursuivre et à continuer le chemin que tu as tracé. Ton absence physique est une douleur, mais ta présence spirituelle demeure une force inébranlable.
Tu n’étais pas uniquement un universitaire émérite, un socio-anthropologue dont les travaux sur les réseaux de sociabilité, l’économie sociale et solidaire, les pauvretés invisibles, entre autres, ont marqué leur époque. Tu étais bien plus que cela. Tu étais ce maître dont la sagesse éclairait les chemins les plus complexes, ce père spirituel dont la bienveillance enveloppait, ce guide dont les conseils avisés orientaient, et ce confidant à qui l’on pouvait tout livrer, sans jugement, avec la certitude d’être écouté et compris.
Pendant près de deux décennies, j’ai eu le privilège de marcher à tes côtés, d’apprendre ta rigueur intellectuelle, ta curiosité insatiable et ton humanité profonde. Chaque échange était une leçon, chaque discussion une source d’inspiration. Tu avais cette capacité rare de transformer les défis en opportunités, les doutes en certitudes, et de déceler le potentiel en chacun, même le plus caché. Ta vision du monde, nourrie par une formation pluridisciplinaire (philosophie et sociologie) et une expérience de terrain inégalée, était d’une clarté et d’une pertinence qui forçaient l’admiration. Tu nous as appris à regarder au-delà des apparences, à déconstruire les préjugés, et à chercher la vérité, même lorsqu’elle dérange.
Le plus frappant est que je pensais te connaître, mais chaque jour, chaque échange me révélait une facette nouvelle. Cependant, le trait commun, gravé à jamais, restait cette générosité et ce partage sans condition. Désormais, je regarde le monde avec des yeux plus bienveillants, et je m’efforce de me demander sans cesse: « Que ferait papa dans de telles circonstances ? » Je m’engagerai pour que tes idées subsistent et continuent d’éclairer nos choix. Tu étais le seul à m’appeler Daba, et pour moi, tu étais un père.
Ton parcours scolaire, qui t’a mené de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar à l’Amsterdam School for Social Sciences, puis à l’École des hautes études en sciences sociales de Marseille, a été marqué par des recherches novatrices. Tes analyses des réseaux de sociabilité, notamment par l’approche longitudinale des biographies de milliers d’acteurs, ont révélé la complexité des interactions humaines et la force des liens faibles. Ta théorie de la routinisation dans le domaine de la santé a mis en lumière les failles d’un système figé face aux besoins dynamiques des patients. Tes études sur les pauvretés invisibles, notamment à travers ton ouvrage ‘Bricoler pour survivre’, ont profondément marqué la socio-anthropologie en démontrant la résilience des populations face à l’adversité. Tu as également contribué à la formulation de politiques publiques majeures, comme la lettre de politique sectorielle de l’économie sociale et solidaire et la politique de développement de l’éducation au Sénégal, et tes travaux sur l’acceptabilité des vaccins contre la Covid-19 ont été cruciaux. Ton engagement pour la production de savoirs au service de la transformation des sociétés, notamment à travers le LARTES que tu as érigé en un phare de la recherche en Afrique de l’Ouest, n’était pas une mission académique ; c’était une vocation, une passion dévorante. Tu as formé des générations de chercheurs, les incitant à l’excellence, à l’audace et à l’éthique. Tu as non seulement façonné des esprits, mais aussi marqué profondément les cœurs de tous ceux qui ont eu la chance de te rencontrer, laissant ainsi une trace indélébile sur leur vie.
Tu étais un entrepreneur social, un bâtisseur de ponts. Ton nom, Salam, qui signifie paix, était une prophétie de ta vie. Tu as consacré ton existence à mettre en lumière les inégalités, à rétablir et à tisser des liens entre des personnes, des groupes, des lieux et des mondes qui n’auraient jamais dû se rencontrer. Mais tout cela était possible grâce à toi, à ta capacité unique à créer de la cohésion, à faire dialoguer les différences, à transformer les divergences en force.
Ton bureau au LARTES sera aménagé pour accueillir toutes les personnes qui souhaitent connaître tes écrits et ton école en socio-anthropologie, un lieu où ton héritage continuera de rayonner.
Ton héritage est éternel. Il vit à travers tes écrits, tes élèves, et surtout, dans nos cœurs. Nous, qui avons eu la chance inouïe de t’appeler « maître », « père », « guide » et « confident ».
Merci, Papa et cher Maitre, pour tout ce que tu as été et pour tout ce que tu continueras d’être à travers nous. Ta lumière ne s’éteindra jamais.
Dans le silence du départ, la force du père demeure.
Daba, « sa taaw ».
Rokhaya Cissé assure la coordination du LARTES-IFAN.