Une réflexion essentielle sur notre avenir collectif
S’il y a bien une interrogation que nous devrions nous poser collectivement en ce moment, c’est celle relative à notre destin commun. Cette question doit être considérée à la fois dans l’urgence de l’instant présent et dans la profondeur du temps, car elle touche à notre avenir à long terme autant qu’à nos préoccupations immédiates. L’histoire de notre République ne doit pas nous faire croire à une stabilité irréprochable ou à une apaisement durable de la démocratie. Au contraire, elle témoigne d’un équilibre précaire, d’un ordre constamment menacé, d’une structure qui, à plusieurs périodes, a vacillé dangereusement. Déjà, dans les années 1962-63, les fondements de l’ordre républicain étaient fragilisés. Plus récemment, cette instabilité a été évoquée en 1988, 1993, 2000, 2012, puis de façon encore plus récente en 2024. À chaque étape, nous avons frôlé le pire, comme si la catastrophe était inévitable et que la survie de notre système démocratique dépendait d’un fil. Et à chaque fois, nous avons évoqué le terme d’« exception » : comme si notre démocratie était sauvée par miracle, par accident, suspendue au bord du précipice et qui aurait été remise d’aplomb à la dernière seconde. Mais pourquoi avons-nous été si souvent sauvés in extremis ? Pourquoi apparaissent-ils autant de précipices, de rebords, de sauvetages en dernière minute ? La démocratie semble souvent suspendue à un fil, sauvée non pas tant par la solidité de ses institutions ou la détermination de l’État, mais peut-être par la confiance d’un peuple. Un peuple qui, avec une foi presque naïve, croit fermement en ses institutions, souvent avec obstination.
Les symboles de la résistance populaire
Souvenons-nous du cri du mouvement « Touche pas à ma Constitution », lancé par le groupe Y en a Marre, qui a rassemblé toute une jeunesse souvent dépréciée par l’opinion. Ce mouvement a été une véritable expression de défense d’un symbole fondamental. N’oublions pas non plus que ce même peuple, qui était resté silencieux, enfermé chez lui lors de l’emprisonnement de Sonko et la majorité du parti Pastef, est sorti en masse, en criant haut et fort, lorsque Macky Sall a osé toucher à la date des élections. Même le Conseil constitutionnel, jusqu’alors silencieux, s’est dressé contre cette initiative. Ce n’est pas un détail anodin. Cela montre que, même lorsque tout semble perdu, lorsque l’appareil d’État est apparemment capturé, que justice, parlement, opposition sont peut-être disqualifiés, il subsiste quelque part, aussi ténu soit-il, un reste. Un reste de respect, de dévotion, de lien sacré avec la Constitution. C’est cette dernière qui nous a maintenus debout. C’est cette confiance envers notre ordre juridique qui nous a empêchés de sombrer définitivement.
Les enjeux de la fragilité démocratique et la montée de la contestation
Pourtant, il faut reconnaître que les limites, les zones d’ombre et les angles morts de notre démocratie alimentent, comme ailleurs, un désir croissant de rupture radicale. Au Sénégal, ce désir s’est accentué ces dernières années, porté notamment par une jeunesse lucide, exaspérée, mais aussi marquée par une colonialité persistante. C’est dans ce contexte qu’émergent les forces du mouvement Pastef, qui ont trouvé leur inspiration dans une volonté de contestation. Ce mouvement revendique non pas simplement une alternance politique, mais une refondation complète du système. Il prône une transformation profonde de nos structures politiques, sociales et économiques. La notion de révolution n’est plus un tabou : elle est proclamée haut et fort. Certains militants parlent même d’une « révolution Pastef » en cours, et notre Premier ministre, lors de plusieurs prises de parole, évoque ou insinue cette idée, voire la proclame ouvertement.
Une critique ciblée : la justice en ligne de mire
Ce mouvement de contestation, rebaptisé « changement systémique », a désigné une cible précise : la justice. Le Premier ministre affirme, publiquement, que l’appareil judiciaire est aujourd’hui discrédité, qu’il est traversé par les mêmes figures et pratiques que celles qui caractérisaient le régime précédent. Selon lui, les magistrats d’hier seraient les fossoyeurs de la justice d’aujourd’hui.
Une nécessité de nuance face aux défis institutionnels
Il faut néanmoins se rappeler que, si ces critiques sont dures, elles ne sont pas entièrement dénuées de fondement. L’État sénégalais a souvent été manipulé, corrompu, capturé pour servir des intérêts particuliers. Mais, précisément, cela impose à ceux qui émettent ces critiques, surtout lorsqu’ils sont en haut de la hiérarchie, de faire preuve de prudence et de responsabilité. En effet, tant qu’aucune alternative crédible, structurée et sérieuse ne se dessine, il est essentiel de préserver ce qui existe, même imparfait. La déconstruction sans projet alternatif mène au vide. La rejection totale, sans vision pour construire, conduit à l’arbitraire. Et cet arbitraire, quel que soit le drapeau qu’il porte, finit toujours par écraser ceux qui l’ont instauré.
Le rôle crucial de la confiance et du symbole dans la cohésion de l’État
Je ne prétends pas que notre justice soit parfaite. Ce n’est pas l’objet de cette réflexion. Je ne dis pas qu’il ne faut pas changer, améliorer ou réformer. Je crois profondément en notre capacité collective à bâtir quelque chose de plus juste, de plus solide, de plus digne. Cependant, une question plus urgente s’impose : qu’advient-il d’une société lorsqu’elle perd toute foi en la justice ? Que devient un État dont les fondations sont publiquement disqualifiées, affaiblies ou sapées — non pas par ses opposants, mais par ceux qui doivent en incarner l’autorité ? Et surtout, quelle est la portée de la parole d’un Premier ministre qui, engageant la ferveur d’une population, fragilise parfois, sans nuances, la crédibilité et l’autorité morale de nos institutions ?
La religion de l’État et la sacralité du pouvoir
Il ne faut pas oublier que l’État ne repose pas uniquement sur des lois, décrets ou tribunaux. Son socle essentiel, c’est aussi un imaginaire partagé, une fiction collective qui confère un sens sacré à son existence. Sur cette base, même lorsqu’il déraille, l’État conserve une part de mystère et d’aura qui empêche sa disparition immédiate. C’est pourquoi on rassemble autour du président de la République toutes sortes de symboles du pouvoir : cérémonials, tapis rouges, véhicules officiels, salut militaires, hymnes. Ces éléments ne sont pas là pour faire du faste ou asseoir une supériorité, mais pour préserver l’ordre symbolique. C’est cette dimension intangible qui maintient la cohésion sociale. Sans cette croyance partagée, sans cette charge imaginaire, le système démocratique se désagrégerait : le Sénégal ne serait plus qu’un territoire sans âme, une simple géographie, dénuée de sa dimension nationale.
Une démocratie dont la vitalité repose sur la croyance collective
La République, en somme, est un théâtre. Un espace où s’entrelacent croyance et faire croire. Sa mise en scène, ses symboles, lui donnent une existence tangible. Sans cette mise en représentation, elle deviendrait une coquille vide. Même le drapeau, simple étoffe colorée, ne vaut que par ce que la société lui attribue : un symbole de notre identité et de notre unité. Et pourtant, beaucoup de femmes et d’hommes seraient prêts à mourir pour que ce drapeau ne touche pas le sol. Cela peut sembler absurde, mais c’est une réalité vitale. Car, sans cette charge symbolique, cette dignité partagée, le Sénégal ne serait plus qu’un territoire, une simple superficie géographique, et non une nation véritable.
Une critique salutaire, mais prudente
C’est pourquoi la critique est non seulement nécessaire, mais aussi précieuse. Elle permet d’interroger, de contester, de remettre en question notre État, la République, la démocratie. Elle doit ouvrir la voie à des réformes profondes, voire à une révolution si nécessaire. Cependant, tout dépend de qui s’exprime et dans quel contexte. La critique d’un intellectuel, d’un militant ou d’un citoyen peut encourager la réflexion et le débat. En revanche, lorsqu’elle émerge d’un Premier ministre ou de toute figure de pouvoir, elle peut fragiliser davantage les bases de notre système, surtout dans un pays où l’État est déjà vulnérable. Dans cette configuration, tout devient possible : tout risque de désagrégation ou de déstabilisation. Alors, à M. le Premier ministre, il est temps de faire preuve de modération et de retenue.