Origines et oppositions entre Civilisation et Barbarie : enjeux historiques et culturels

26 juin 2025

On pouvait croire que la théorie du choc des civilisations de Samuel Huntington, selon laquelle l’Occident, considéré comme « civilisé », et l’Islam, perçu comme « barbare », étaient deux mondes immuablement opposés dans leur histoire, leur culture et leur religion, était depuis longtemps dépassée. Pourtant, malgré les démentis apportés par la réalité historique et l’échec flagrant de la guerre menée par les États-Unis contre « l’axe du mal » sous le mandat de George W. Bush, la récente escalade du conflit entre Israël et l’Iran semble raviver cette vision bipolaire du monde. En effet, cette conception manichéenne semble reprendre du poil de la bête face aux événements actuels.

Ces derniers jours, plusieurs figures de premier plan en Israël n’ont pas hésité à présenter cette crise comme un véritable choc des civilisations. Ils ont mis en avant une confrontation entre ce qu’ils appellent le « bien » (représenté par Israël) et le « mal » (symbolisé par le régime iranien), dressant un parallèle entre cette opposition et une lutte entre « lumière » et « ténèbres ». Le Premier ministre Benjamin Netanyahu, qui avait justifié l’attaque contre l’Iran par la nécessité de garantir la survie de son pays et de défendre le « monde libre », a récemment exprimé sa gratitude à l’égard du président américain Donald Trump. Ce dernier, selon lui, serait celui qui aurait entrepris d’éloigner le mal et l’obscurité du reste du monde en procédant à des frappes ciblées contre les sites nucléaires iraniens. Une telle lecture de la situation peut néanmoins sembler perplexe si l’on considère la manière dont Israël a traité Gaza, une région que certains qualifient d’« infestée d’animaux », révélant ainsi un contraste marqué avec sa revendication de représenter la civilisation.

L’historien français d’origine bulgare Tzvetan Todorov a apporté un éclairage précieux dans son ouvrage intitulé « La peur des barbares : Au-delà du choc des civilisations » (Éditions Robert Laffont, 2008, 311 pages). Il y explique que la peur, lorsqu’elle devient obsessionnelle, peut rapidement se transformer en un facteur dangereux pour ceux qui en souffrent. Cette peur sert souvent de prétexte pour justifier des comportements inhumains et violents. Au nom de la protection des femmes et des enfants, le cas d’Israël et de ses alliés occidentaux illustre cette tendance : ils sont prêts à tuer de nombreux hommes, femmes et enfants dans d’autres pays et d’autres régions, en prétendant agir pour la sauvegarde, quand eux-mêmes utilisent la violence pour défendre leur vision. Pourtant, comme le souligne Todorov, la peur de l’« autre » ou du « barbare » ne risque-t-elle pas de faire renaître la barbarie en eux-mêmes ? Il avertit que « le mal que nous ferons dépassera souvent celui que nous redoutions initialement » et que la médecine proposée peut, en réalité, aggraver le mal, plutôt que le guérir.

L’histoire elle-même nous montre que la barbarie n’est pas l’apanage des sociétés dites « primitives » ou « sauvages ». Elle peut surgir aussi du sein même des civilisations réputées avancées. À titre d’exemples, les splendeurs de la civilisation égyptienne, qui nous ont laissé d’incroyables monuments, ont été construites à grand renfort de milliers de morts. La grandeur artistique et intellectuelle d’Athènes au Ve siècle avant notre ère pouvait coexister avec la présence massive d’esclaves dans la société grecque. La cour des Médicis à Florence, système politique et culturel du XVe siècle, a largement contribué à la Renaissance, mais elle n’était pas, à l’époque, connue pour ses tendances libérales ou démocratiques. Ces exemples illustrent que la prétendue distinction entre civilisé et barbare ne tient pas face à l’évidence historique.

Le philosophe allemand Walter Benjamin a formulé cette idée de manière célèbre en déclarant qu’« il n’y a aucun document de civilisation qui ne soit aussi un document de barbarie ». Rousseau, de son côté, avait compris plus tôt que « le bien et le mal coulent de la même source ». Selon cette vision, aucune culture, face à elle-même, n’est intrinsèquement barbare, ni aucun peuple définitivement civilisé. Tous ont le potentiel de basculer d’un état à l’autre, cette capacité étant une caractéristique fondamentale de l’humanité.

Les idéaux des Lumières avaient en tête la diffusion du savoir comme un moyen d’améliorer la condition humaine. La célèbre phrase de Condorcet, datant de 1787, le résume ainsi : « Plus la civilisation s’étendra sur la terre, plus on verra disparaître les guerres, les conquêtes, l’esclavage et la misère. » Cependant, l’histoire récente en a montré le contraire. L’époque moderne a été marquée par une aggravation des actes de barbarie, que ces actes ne soient pas le fait d’ignorants ou d’incultes, mais de peuples ou de dirigeants parfaitement cultivés et intelligents. La barbarie ne semble pas être une pandémie limitée à certains groupes, mais un phénomène qui peut apparaître n’importe où, y compris dans les sociétés prétendument les plus avancées.

Face à ces constats, il devient crucial de repenser notre approche des conflits actuels. Pour cela, il est essentiel de refuser de céder au discours extrémiste, quelle que soit sa direction, et d’encourager un dialogue sincère et respectueux entre les différentes cultures et religions. L’Occident, en particulier, ne peut fermer les yeux sur la situation à Gaza tout en haranguant le reste du monde sur la dangerosité du régime iranien. Ce double standard ne peut qu’accroître l’hostilité et le ressentiment, alimentant la haine plutôt que ne l’apaisant. Quant à Israël, il n’est pas en position d’endosser le rôle de défenseur du « bien » face au « mal » sans lui-même faire preuve d’éthique et de respect pour le droit international. La logique du génocide et de la dénégation des droits des Palestiniens est incompatible avec une vision équilibrée et durable de la paix dans la région. La question palestinienne demeure, plus que jamais, le nœud essentiel du conflit au Proche-Orient, et seule une solution juste pourra permettre de sortir de cette spirale de violence.