Le romancier hongrois László Krasznahorkai a été désigné comme le lauréat du prix Nobel de littérature pour 2025 — le plus haut des honneurs pour un écrivain. Selon plusieurs sites de paris, cités par Libération, il figurait parmi les grands favoris, aux côtés de l’écrivain japonais Haruki Murakami, l’éternel « presque vainqueur ». Ce romancier et cinéaste, âgé de 71 ans, est présenté comme un « maître de la dystopie », cette capacité à imaginer un futur sombre et apocalyptique, construit à partir des soubresauts de l’actualité présente, afin d’avertir l’humanité des périls qui l’attendent. L’Académie suédoise a salué une « œuvre convaincante et visionnaire qui, au milieu d’une terreur apocalyptique, réaffirme le pouvoir de l’art ».
De cet écrivain que je n’ai jamais rencontré, je garde en mémoire une impression de silence et même de mort. Ce que j’appelle « rencontrer », c’est lire, recevoir l’auteur chez soi dans le calme et l’isolement, dialoguer avec lui à travers les mots, lui donner les clés pour qu’il entrouvre les portes de son intimité; c’est aussi l’écouter — l’écoute est une forme d’hospitalité, de respect, de savoir-vivre — l’accepter ou non. Une mémoire de la mort, ai-je dit. Car l’évocation de l’œuvre de cet écrivain, qui m’est pour l’instant totalement étranger, me rappelle un oncle disparu. Sa vie ressemble à un roman. Une tragédie. Et la littérature, un jour, m’a confié qu’elle lui avait permis de vivre, de sauver sa peau, de s’échapper à la folie, ne serait-ce que pour afficher une figure de bonheur artificiel. Ses mains tremblantes et tachées de goudron tenait toujours un livre. Celui-ci était son dernier refuge, dans un monde qui avait fini par l’anéantir, par le répugner. Ses yeux globuleux témoignaient d’un homme qui avait beaucoup lu.
Dans ma famille, on raconte que Ousmane menait une vie belle et bien équilibrée. Une existence que notre société associe à la réussite sociale: une demeure, une épouse, une voiture et peut-être des enfants; la richesse matérielle, en somme. Il possédait tout cela. Après de brillantes études de commerce à Paris, il choisit de rentrer au pays. Son retour fut triomphal et sa carrière professionnelle déploya une succession de succès. Dans sa maison, affirme-t-on, il empilait les livres: romans, pièces, poésie, nouvelles, essais, etc. Sa culture impressionnante lui permettait de soutenir des conversations pendant des heures, et les gens avaient tendance à le mettre au centre des discussions. Mais, au début des années 1990, sa vie bascula. Sa femme, mère de deux enfants, mourut brutalement en couches. Issu d’une épreuve inextricable, Ousmane ne s’en remit jamais; il était totalement anéanti. Même ses enfants ne réussirent pas à lui offrir une raison de continuer à vivre. Il choisit alors, contre toute raison, de devenir un « boit-sans-soif qui lit » — un corps sans âme, comme on dirait — pour trouver un réconfort dans les livres.
Après la disparition de sa femme et de ses enfants, et lorsque sa vie citadine devint invivable, ses proches décidèrent de l’emmener au village afin que la rusticité de ce cadre lui insufflât une nouvelle envie — ou au moins une raison — de poursuivre l’existence. En réalité, et j’en ai pris conscience tard, cette manœuvre avait pour but de congédier un dandy devenu indésirable. En 2005, si mes souvenirs sont exacts, il installa ses affaires dans notre bourgade. J’ai grandi en le voyant s’extirper lentement de son quant-à-soi et des oripeaux de sa vie d’autrefois. Après plusieurs années d’adaptation et d’efforts, il parvint à se fondre dans cet univers bucolique où les chants des coqs rythment l’aube et les travaux des champs organisent la journée. Sa passion pour la lecture ne le quitta toutefois jamais, dans un milieu où celles et ceux qui lisent suscitent autant l’admiration que le regard sceptique. En quittant Dakar et l’ombre de ses désillusions, il avait emporté dans sa petite mallette rouge ses amis de toujours, dont László Krasznahorkai. Et le souvenir de ses enfants perdus, et d’une partie de sa famille qui l’avait purement abandonné.
Chaque soir, à l’heure où les bougies éclairaient nos pas et nos cœurs — bien avant l’éclairage électrique et les avancées sociales du Président Macky Sall — il prenait congé pour disparaître avec ses livres dans son baluchon rouge, sous la lampe à pétrole qui avait été transmise par plusieurs générations. Il m’arrivait parfois, par simple curiosité, de le suivre pour voir ce qu’il faisait. Il lisait toujours, et la lecture était, pour moi, une activité extraordinaire. Fasciné et les yeux écarquillés, je ne le quittais jamais avant qu’il n’ait refermé son livre et qu’il ne s’endorme tard dans la nuit. Un jour, poussé par la curiosité, j’ai pris entre mes mains un de ses ouvrages. Sur sa couverture colorée, j’ai aussitôt identifié — après quelques minutes — un nom qui m’était alors complètement étranger: László Krasznahorkai. Lorsqu’il me surprit à jouer avec le livre, sa voix enrouée balbutia des mots que j’essaie de reformuler ainsi: «C’est un grand écrivain, l’auteur de ce livre; c’est mon écrivain préféré. J’ai lu plusieurs de ses livres.» J’ai découvert plus tard que sa petite bibliothèque — véritable vestige de sa vie urbaine — ne contenait que des livres de Krasznahorkai. On peut comprendre, le cœur lourd, pourquoi je regrette de ne pas avoir sauvegardé ces livres des barbares. Pour les lire, pour que nous puissions, peut-être, partager les mêmes émotions…
Mon oncle est mort lorsque j’ai commencé à lire. Dans sa vie rurale, son rapport à l’alcool demeure une énigme. Mais, dans ce milieu où même évoquer une addiction relève du sacrilège, on peut supposer qu’il avait cessé de boire malgré lui. Pendant tout son séjour au village, en tout cas, l’ancien banquier était un homme affaibli et un lecteur acharné de Krasznahorkai. Rien ne l’empêchait de lire chaque jour, malgré les cris des animaux et les bruits du village, car il lisait en profondeur, son marchand de rêves. Il revenait sans cesse aux mêmes livres, dans un endroit où il n’y avait pas de librairie et où le renouvellement est rare. Si Ousmane était encore parmi nous, il se réjouirait sans doute de voir l’écrivain hongrois, qui l’a guidé à travers les labyrinthes de l’existence pendant de nombreuses années, accéder au prix Nobel. Cela illustre aussi une des promesses de la littérature: elle tisse des liens entre les hommes.