Ou quand penser devient un acte subversif
Dans nos sociétés africaines, l’assiduité et l’effort continus imposent le respect, tandis que ceux qui prennent le temps de penser, d’observer ou de méditer déclenchent la méfiance. Pourtant, aucune grande nation ne s’est bâtie sans une élite de penseurs.
Henry Ford, pionnier de l’industrie automobile, avait compris il y a plus d’un siècle que les idées valent plus que les muscles. Dans notre contexte, cette vérité demeure encore largement suspectée.
L’homme qui ne faisait rien
Un jour, Henry Ford, fondateur de Ford Motor Company, présenta à un journaliste l’employé le mieux rémunéré de son usine. Cet homme était allongé dans un fauteuil, apparemment inactif. « C’est lui qui pense, expliqua Ford. Toutes nos grandes idées naissent de son esprit… Je ne suis pas lui, lui n’est pas moi; alors j’ai décidé de l’avoir à mon service pour profiter de sa réflexion. »
Cette anecdote illustre une vérité intemporelle: les sociétés qui prospèrent sont celles qui paient pour penser, et non celles qui confondent agitation et efficacité. L’action dépourvue de vision demeure un effort sans cap.
Sur notre continent, l’intellect est souvent suspect
En Afrique, combien de fois entend-on cette remarque désinvolte: « Ils ont fait de longues études, mais ils n’apportent rien. » Ce refrain est devenu une ritournelle sociale, une manière insidieuse de dénigrer l’intelligence et de rabaisser la réflexion.
Quiconque lit beaucoup est traité de rêveur; celui qui écrit est jugé comme un bavard; celui qui critique est qualifié d’« aigri ». Derrière ces étiquettes se cache pourtant une tragédie collective: nous avons transformé la pensée en faute sociale. Le penseur dérange, l’enquêteur éveille, l’intellectuel gêne. Nous privilégions le court terme de l’action à la lenteur féconde des idées.
Le malentendu sur la richesse
Nous avons réduit le succès à l’accumulation matérielle. Dans la hiérarchie symbolique africaine contemporaine, l’argent prime sur le savoir. On applaudit celui qui « réussit sans école » et on se moque de celui qui « a fait les études sans réussir ».
Pourtant, les nations se construisent par la pensée avant de se doter de béton. Les grandes inventions, les politiques les plus efficaces, les institutions les plus solides prennent naissance dans une idée, non dans un budget. Ceux qui méprisent la pensée finiront tôt ou tard par dépendre de ceux qui la produisent.
L’intellectuel, une ressource stratégique
Dans une économie où le savoir tend à devenir la ressource centrale, penser devient une activité productive. Comme le disait Abdoulaye Wade, ce sont les idées qui orientent le monde. Les idées structurent les marchés, optimisent les politiques publiques et inspirent les institutions. Les pays qui respectent leurs intellectuels élaborent leurs propres modèles; ceux qui les méprisent importent ceux des autres, souvent à leurs dépens.
Il est temps d’admettre que l’intellectuel n’est pas un luxe, mais une infrastructure invisible. Ce n’est pas un ornement social, mais un instrument de souveraineté. La plus forte forme de pauvreté d’une nation est de ne pas disposer du temps ni des lieux pour penser.
Réhabiliter le temps du silence
Les sociétés avancées protègent le temps consacré à la réflexion: universités, think tanks, laboratoires d’idées. Chez nous, le silence est perçu comme une perte de temps. On privilégie « faire quelque chose » plutôt que « comprendre ce qu’on fait ». Or penser n’est pas de la paresse: c’est planifier, anticiper, relier, concevoir. Un peuple qui ne préserve pas son espace de pensée s’expose à l’improvisation permanente. Il faut réapprendre à respecter la lente maturation des idées, cette étape nécessaire à toute transformation durable.
L’urgence de l’esprit libre
Henry Ford avait compris que les grandes réussites naissent d’un esprit libre, et non d’un agenda surchargé.
Nos États africains gagneraient à saisir la même leçon: libérer la pensée, c’est préparer l’avenir. L’homme qui « ne faisait rien » dans l’usine Ford est peut-être celui qui manque le plus à nos sociétés: celui qui pense quand tous s’agitent, celui qui rêve pendant que d’autres exécutent, celui qui conçoit pendant que d’autres imitent.
Un peuple qui ne pense pas son avenir finit toujours par mettre en œuvre celui des autres. Forts de cette conviction, nous avons adopté, dès la fondation du Forum du Tiers-Monde avec Samir Amin, le slogan porteur d’un projet d’émancipation: « Pour un monde meilleur, l’Afrique pense et agit par elle-même; le Sud pense et agit par lui-même. »
Chérif Salif Sy est économiste, politiste et analyste des politiques publiques.