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Dans l’émission Chroniques d’un temps politique, lancée sur YouTube en juin 2023, Felwine Sarr, en compagnie de son premier invité Sidy Alpha Ndiaye, professeur agrégé de droit public et aujourd’hui conseiller juridique ainsi que directeur de cabinet adjoint de Bassirou Faye, entamait le débat en évoquant la profonde crise que traverse le Sénégal. Il déclarait, d’entrée de jeu : « Nous vivons actuellement au Sénégal une crise politique d’envergure. Il ne s’agit pas simplement d’un trouble passager, mais d’une crise qui met en péril la démocratie, la République, l’ordre institutionnel, ainsi que tous ces liens qui rattachent et maintiennent la cohésion du corps social… »
L’économiste insistait, devant l’attentisme de son interlocuteur et pour le public présent, sur le rôle fondamental de l’intellectuel universitaire : « L’université a pour mission principale la recherche de la vérité ; elle doit saisir la réalité dans toute sa complexité et l’éclairer pour que la société puisse avancer. Son éthique exige qu’elle ne ment pas sur ce qu’elle sait. » Sur ce point précis, Felwine Sarr a largement raison. En d’autres termes, dans un langage plus accessible, je partage tout à fait sa conception de la responsabilité sociale attachée aux enseignants-chercheurs. Il s’agit d’affirmer la vérité, même si elle dérange, sans tomber dans la posture dogmatique ou dans le déni de réalité.
Le 24 mars 2024, après une période marquée par des mouvements de protestation et de nombreuses pétitions au nom de la sauvegarde de la démocratie, une nouvelle gouvernance s’est mise en place avec la prise en main sérieuse des affaires. Toutefois, comme le rappelait Laurence Schifano, spécialiste du cinéma italien et biographe de Visconti : « Il faut que tout change pour que rien ne change. » Cette maxime illustre bien la continuité ambiguë qui semble régner dans la contagion du changement politique.
En seulement quelques mois sous cette nouvelle administration, le pouvoir en place manifeste, selon le journaliste Ousmane Ndiaye, un phénomène qu’il qualifie de « déni démocratique ». Ce terme reflète le refus manifeste de reconnaître ou de respecter les principes fondamentaux de la démocratie.
Depuis son avènement, le président Ousmane Sonko n’a pas hésité à exhiber publiquement ses tendances vers des formes de gouvernance autoritaire, qui étaient déjà perceptibles lors de sa période d’opposition. Il a clairement montré ses intentions de renforcer de manière peu démocratique certains aspects du pouvoir qu’il exerce.
Le 27 février 2025, lors d’une rencontre au Grand Théâtre national de Dakar, avec les représentants des différentes couches sociales, il a prononcé une déclaration qu’on pourrait qualifier d’une extrême gravité : « Les pays qui ont réussi leur développement ces dernières années sont ceux où les libertés ont été restreintes, voire totalement supprimées. » Affirmait-il, avec force, sa conviction que le progrès passait par la limitation des libertés.
Poursuivant dans cette logique, le 14 avril 2025, lors d’un débat à l’Assemblée nationale, le Premier ministre sénégalais n’a pas mâché ses mots : « Nous allons effacer tous les chroniqueurs… » Cette déclaration évoque une volonté claire de réduire au silence ceux qui critiquent ou dénoncent, s’inscrivant ainsi dans une logique autoritaire.
Face à ces déclarations qui flirtent dangereusement avec le totalitarisme, on observe qu’aucune réaction officielle n’est venue de la part des défenseurs de la démocratie, qui se font habituellement les vigies de la liberté d’expression. À l’heure où j’écris ces lignes, aucune tribune ou déclaration forte n’a été publiée pour rappeler à Ousmane Sonko que le Sénégal a déjà adopté, même sur un mode procédural, un cadre démocratique.
Les porte-voix des libertés fondamentales avaient autrefois multiplié les tribunes et les interventions pour défendre la liberté d’expression et les valeurs démocratiques. Aujourd’hui, ils semblent avoir disparu. Que pense Sidy Alpha Ndiaye, qui a jadis été un pétitionnaire vigoureux pour la liberté, face aux extravagances du chef du gouvernement qui remettent en cause l’un des piliers essentiels de la démocratie, à savoir l’État de droit ?
Pour l’instant, le principal intéressé de l’émission, Ousmane Ndiaye, reste silencieux. Les privilèges et les avantages que confère le pouvoir semblent-ils l’avoir conduit à une retenue ou à une complicité silencieuse ? La question demeure ouverte. N’y aurait-il pas, derrière ce silence, une capitulation face aux pressions ou aux sécurités offerte par le pouvoir ?
Il est utile de rappeler que cette situation n’est pas sans rappeler des épisodes sombres de l’histoire, notamment ceux où des opposants sont envoyés en prison sous prétexte d’incidents liés aux principes de l’État nazi. La dernière référence en est édifiante : Moustapha Diakhaté, aujourd’hui en détention, incarne cette réalité de la répression politique.
Les acteurs qui, autrefois, se mobilisaient pour protester contre ces arrestations arbitraires, ont-ils pris la parole cette fois ? À ma connaissance, non. Il semble qu’ils se soient tus face à cette violation flagrante des libertés.
De même, lorsque le ministre de la Communication, des Télécommunications et du Numérique a pris une décision grave, bien que clairement illégale au regard des lois du pays, pour suspendre le média Public SN, dirigé par la journaliste Aissatou Diop Fall, où étaient alors ceux qui se réclament de la défense des droits fondamentaux ? Une fois encore, leur silence est assourdissant. La seule réaction notable a été la cassation par la Cour suprême de cette décision liberticide, réaffirmant ainsi la nécessité de respecter la légalité.
Il y a moins de deux ans encore, ces mêmes personnes, engagées dans la lutte pour la démocratie, avaient pris la parole sans hesitation, dénonçant tout abus ou toute violation des principes fondamentaux : insultes, diffamations, destructions de biens publics ou privés faisaient l’objet de critiques et de protestations vigoureuses.
Hier encore, lorsque le journaliste Pape Alé Niang a été arrêté pour avoir recelé des documents administratifs et militaires ainsi que propagé de fausses nouvelles pouvant dissuader la confiance dans les institutions publiques, Felwine Sarr, penseur décolonial et partenaire de l’Agence française de développement (AFD), déclarait avec force : « Depuis quelque temps, les digues cèdent dans ce pays. La multiplication des prisonniers d’opinion en est une preuve évidente. Tous ces prisonniers doivent être libérés. Le recul démocratique est évident, et ce modèle de démocratie ne correspond pas à ce que nous souhaitons. »
Je souhaite rappeler à Sarr, dont j’ai lu les œuvres et que je respecte, que des personnes sont envoyées derrière les barreaux pour des délits d’opinion ou pour avoir diffusé de fausses nouvelles, dans cette même République qu’il qualifiait de modèle. Peut-être ignore-t-il ces réalités, ou peut-être est-il simplement victime de son propre discours. Peut-être aussi pense-t-il que « l’Afrique n’a personne à rattraper » et qu’il n’y aurait pas lieu de s’inquiéter de ces violations.
Au-delà de cette confusion, je rejette fermement cette attitude qui consiste à fermer les yeux face à la répression. J’interpelle l’ensemble de la communauté universitaire, dont certains ont été ardents défenseurs de la liberté d’expression autrefois. Qu’en est-il aujourd’hui ? Les voix dissidentes sont-elles toutes réduites au silence, menacées ou humiliées ?
Votre retrait ou votre silence actuel ne sont-ils pas autant une concession à cette évolution qu’au moins un signe de désintérêt pour la démocratie ? La liberté d’expression semble-elle devenue une valeur à géométrie variable ?
Post-scriptum : « L’université fait profession de vérité ; elle se doit de comprendre la réalité et de l’éclairer, son éthique lui commande de ne pas mentir sur ce qu’elle sait. »