Dans une tribune acerbe, Juan Branco, avocat et jusque-là défenseur d’Ousmane Sonko, dresse un réquisitoire implacable contre le nouveau régime sénégalais incarné par Bassirou Diomaye Faye et Ousmane Sonko justement. À travers un post sur X, il a adressé une critique sévère des cérémonies de commémoration du massacre de Thiaroye, il dénonce la connivence persistante avec les représentants français, symboles d’une Françafrique qu’il accuse de renaître sous des formes paternalistes. Entre trahison des idéaux souverainistes et capitulation devant l’héritage colonial, Juan Branco soulève des interrogations profondes sur la mémoire, la souveraineté et la dignité nationale au Sénégal.
In extenso, la tribune de Juan Branco :
J’ai vu, à la commémoration du massacre de Thiaroye, des corps blancs par palanquées, profitant des grâces et de la générosité de l’État sénégalais, invités au Radisson Blu sur ordre et aux frais de la Primature, sur décision d’un haut-fonctionnaire promu secrétaire général du gouvernement par le nouveau pouvoir, après avoir fait toute sa carrière au sein de la BCEAO, institution coloniale chargée de tirer la monnaie que ce même pouvoir avait promis de supprimer.
J’ai vu des tribunes garnies d’êtres de rapine, occupant sans grâce les estrades que le nouveau régime avait promis de nettoyer, tous frais payés, au nom du peuple sénégalais. Je n’ai vu aucun camarade.
La cérémonie d’investiture, peuplée de reliquats de la Françafrique, avait déjà saturé ses travées peuplées d’officiels, opérateurs économiques, confrères et politiciens français, venus d’un autre monde et bien décidés à demeurer. Honorant ceux-là même qui nous avaient voulus morts, éradiqués, j’ai vu le nouveau pouvoir sénégalais se tourner vers l’ancien monde, l’accueillir, le choyer. Pas un des nôtres à leurs côtés. Pas un être qui avait lutté.
J’ai également vu des responsables français de ce que l’on dit encore la gauche, chargés des pillages de demain, faux camarades n’ayant jamais pris le moindre risque, arpentant les salons dorés en promettant un renouveau toujours aussi paternaliste, trompant leurs interlocuteurs au nom de l’humanité, dignes héritiers de Ferry et Gambetta, colonisant en promettant égalité, liberté et fraternité.
Je les ai vus promettre la repentance pour Thiaroye, et ce faisant, mettre un pied en une terre qu’ils ne devraient pas avoir le droit de fouler. J’ai vu, au milieu d’eux, le représentant du Président de la République française qui, il y a à peine un an, tentait d’écraser dans le sang le peuple sénégalais. Invité d’honneur, en tribune présidentielle.
Comme si la France de Macron, qui a fait massacrer soixante manifestants et enfermer plus de mille militants au Sénégal après avoir éborgné son peuple, avait encore un quelconque mot à dire, une quelconque autorité. Comme si ce pouvoir détesté, honni en ses propres terres, était soudain devenu frère d’un nouveau régime qui avait promis de le dévaster.
J’ai pleuré.
Les tirailleurs symbolisèrent, par leur mort, la trahison d’un Empire français dont la capitale, en Afrique occidentale, était sénégalaise. Un empire qui, pour embrigader des Africains qualifiés « indigènes », avait promis liberté, égalité, fraternité. Un empire qui, pour ne pas tenir ses promesses, les ferait massacrer.
Le massacre des tirailleurs qui s’étaient engagés pour l’Empire français signa de façon définitive et irréversible la rupture de la fiction sur laquelle la colonisation reposait. Cette fiction qui avait permis à la France, après avoir esclavagisé leurs ancêtres pendant des siècles, de coloniser le peuple sénégalais, au nom de la liberté, de l’égalité et de la fraternité.
Souillure morale.
L’assassinat des plus intégrés et fidèles sujets de l’Empire, ces tirailleurs coupables d’avoir cru en la parole, en les engagements de la République française, aurait dû rompre à jamais les fers imaginaires qui avaient tenu asservis des millions d’âmes et d’esprits. Les cadavres de ces tirailleurs formaient cette phrase à l’attention des peuples africains : ces êtres mentent. Il ne faut plus les croire, les écouter, mais les combattre et s’en émanciper.
Victimes d’un crime moral, leur mort en fit des antihéros, coupables d’avoir réclamé que les promesses d’un pouvoir qui maniait les mots comme le fouet deviennent réalité. Ils en sont morts, ces tirailleurs, de cette croyance. Leurs cadavres avisaient ainsi le monde, à l’égard de cette apparente beauté, néfaste et vénéneuse, que charriaient les paroles fécondées par notre Empire, conçues pour asservir et piller.
Par leur mort, ils nous prévenaient : croyez en ces êtres, entendez-les, et vous en mourrez.
Quatre-vingts ans plus tard, les autorités sénégalaises, plutôt que de s’en écarter et de les condamner, ont invité les héritiers de cet Empire à prononcer de nouveaux mots, de nouvelles reconnaissances, plutôt que de leur intimer silence, et s’en sont satisfaites !
Quelle victoire ! De nouveaux mots, pour de nouveaux asservissements !
Quelle victoire, pour que quatre-vingts ans après, on recherche encore des lettres, des discours, de ceux qui les ont utilisées pour soumettre et dévaster ! Ces mêmes lettres, ces mêmes discours, qui ont mené à la mort ceux qu’ils sont censés honorer ! Ils en veulent encore, encore et encore ! Et écartent ceux qui, fidèles au réel, se sont levés pour les aider !
J’ai eu honte, ce jour-là, pour des autorités qui se sont mises du côté de l’oppresseur, après avoir promis de nous en libérer.
Trahis par l’ordre qu’ils servaient, par leurs espoirs et leurs croyances, les tirailleurs nous avait averti à leurs corps défendant de ce que l’on périt de croire, plutôt que de lutter, ces êtres qui n’ont que l’intérêt et l’asservissement comme pensée.
Que le nouveau pouvoir sénégalais ait embaumé ses fils de discours de ceux qui les avaient tués m’échappe.
Qu’ils le fassent en invitant ceux qui au nom de ces mêmes idéaux, de cette même civilisation, il y a un an encore nous plaçaient sous le joug de leur mitraille, me dépasse.
Pensaient-ils acheté la bonté de la France, qui manoeuvre désormais au sein d FMI – comment auraient-ils cru qu’il en irait autrement – pour étouffer ces autorités qui ont cru qu’il y aurait encore quelque chose à négocier ?
Déjà à la cérémonie d’investiture se pressaient des députés macronistes, incarnations de la Françafrique. Déjà dans les jours qui suivaient, de supposés alliés se pressaient pour voler la victoire à leurs proches, promettre des relations réinaugurées, sur le logiciel paternaliste de la gauche française, qui des colonies ne s’est jamais émancipée.
il y a un an encore le pouvoir français s’assurait que des sénégalais massacrent d’autres sénégalais pour maintenir son emprise.
On les invite à revenir, à réinaugurer la danse macabre de ces ancêtres censément commémorés.
Il n’y avait qu’une façon de rendre hommage à ces êtres, afin que leur mémoire forme un socle partagé.
En rappelant que ce fut parce qu’ils crurent qu’ils furent assassinés.
Parce qu’ils attendirent des faiseurs de mort que leurs mots et leurs actes s’accordent.
Il n’y avait qu’une façon de commémorer les tirailleurs sénégalais: en rappelant que leur assassinat forme un socle émancipateur hantant la mémoire de tous les peuples.
Un socle qui affirme qu’il n’y a de liberté que dans la souveraineté.
Rechercher reconnaissance et réparation de la France, quatre-vingt ans après, c’est trahir leur mémoire.
Les souiller.
En répétant l’erreur qui les a condamnés.
C’est prétendre qu’il y eut un jour une légitimité quelconque en cet édifice monstrueux qui amena à la dépravation d’un peuple, le Français, et à l’exploitation d’un autre, le Sénégalais.
Jamais les autorités françaises n’auraient dû être invitées.
Jamais un quelconque des êtres qui participe à ce soi-disant travail mémoriel, en France, n’aurait dû être autorisé à fouler ce seul que leurs ancêtres ont ensanglanté.
La souveraineté et l’indépendance sont nos seuls parents, amants et descendants.
Les rêves que les Empires enfantent sont les maisons de nos maîtres.
Il y a un an, un citoyen naturalisé français mettait en jeu son corps pour soutenir un peuple qui voyait sa souveraineté menacée.
Lorsqu’on m’enleva, après vingt-cinq heures passées sur une pirogue défiant l’océan, dans un village de Mauritanie, à 100km de Nouakchott, avant de m’emmener au siège des services secrets mauritaniens, m’y cagouler, menotter, et me renvoyer auprès des fils les plus fiers du Sénégal, dans la prison de Rebeuss, je ressentis une immense fierté.
Celle d’avoir abandonné le discours en me plaçant, enfin, corps à corps, à égalité de ceux qui luttaient.
A leurs côtés.
Je n’eus, au cours de ces jours, de mots ni de regards pour un quelconque des serviteurs du pouvoir qui alors tuait et enfermait, refusant la cellule individuelle que l’on m’avait préparée, tremblant à l’unisson de mes frères enfermés, rugissant à leurs côtés lorsque je fus, pour la dernière fois, extrait de la prison, le poing serré et levé.
Nous qui étions en lutte contre la mort savions que notre courage nous consacrerait.
Nous fûmes libérés.
Jamais aurions-nous pensé qu’un an plus tard, une place d’honneur serait accordée au ministre d’un gouvernement qui faisait alors tuer et emprisonner nos proches pour maintenir sa tenaille sur ces terres, et nous rêvait à jamais enfermés.
Jamais n’aurions-nous cru que le vainqueur de cette lutte se rendrait à deux reprises auprès de son homologue français, souriant aux côtés de celui qui nous avait souhaités en une mort partagée.
Les chemins qu’embrassent mes pairs – qui ont désormais un peuple à défendre, diriger et aimer – les éloignent de ce pourquoi nous nous sommes engagés.
Qu’on ne manque cependant de l’oublier: le sang de nos pères nous oblige, et sa mémoire n’a de valeur que si elle nous empêche d’une nouvelle fois emprunter les chemins qui à l’abattoir les ont menés.
Que Dieu nous protège et nous guide, et qu’il ouvre à ces êtres que j’ai tant aimé, et pour lesquels j’aurais donné ma vie, si on me l’avait demandée, aux voies de la lumière de la liberté.
Car leur peuple a fait la fierté du monde, et ils portent désormais sur leurs épaules sa destinée.
Pensées.
Juan Branco