JOOLA: aucune ordonnance nécessaire

4 octobre 2025

23 ans après la plus grande tragédie maritime civile de l’histoire moderne, les familles des victimes du Joola attendent toujours justice et reconnaissance. Dans une émission spéciale de « Soir d’infos » diffusée le 26 septembre 2025, rescapés et experts révèlent l’ampleur des manquements et la possibilité de rouvrir le dossier judiciaire.

« On dirait que c’était hier », affirme Boubacar Ba, président d’honneur du collectif des familles et rescapé du naufrage. Sur le plateau de TFM, l’émotion est tangible. Vingt-trois ans après le drame qui a coûté la vie à plus de 1 800 personnes, le temps semble s’être arrêté et la douleur persiste.

« Nous faisons face à un blocage psychologique », explique-t-il, la voix vibrante d’émotion. Nombre de ses compagnons de lutte sont tombés malades ou sont morts, incapables de surmonter ce traumatisme. Le deuil demeure irréalisable tant que la vérité ne sera pas établie et que les responsabilités ne seront pas clairement établies.

Une chaîne de manquements catastrophiques

Le rappel des faits est glaçant. Le Joola, ce ferry destiné à relier Dakar à la Casamance, opérait sans certificat de navigabilité et sans assurance, avec 1 300 passagers à son bord alors qu’il était prévu pour 500. « En tant que Sénégalais, j’ai honte », affirme Boubacar Ba, qui a participé à la commission d’inventaire des victimes.

Mais ce qui choque encore plus, c’est que la catastrophe aurait pu être évitée. Maître Ndiogou Ndiaye, avocat spécialiste du droit maritime, décrit les mesures qui auraient dû être appliquées : « Le capitaine aurait dû orchestrer un jet à la mer », c’est-à-dire déverser des cargaisons par-dessus bord pour rééquilibrer le navire.

Plus troublant encore, le naufrage ne s’est pas produit instantanément. Entre 2h et 7h du matin, le bâtiment tanguait toujours. « Des remorqueurs de haute mer auraient pu être appelés en urgence », souligne l’avocat, qui s’étonne de l’absence d’utilisation du Lloyd Register, un document présent dans chaque cabine facilitant la localisation des navires de sauvetage disponibles dans la zone.

La révélation juridique : pas de prescription

La nouvelle tombe comme une révélation fracassante: le dossier judiciaire du Joola peut être rouvert. « Il n’existe pas de prescription », affirme avec assurance Maître Ndiaye. Son raisonnement est sans faille : l’article 321 du Code de la Marine Marchande prévoit une prescription de deux ans, mais il ne porte que sur le transport de marchandises.

Pour le transport de passagers, c’est la Convention d’Athènes de 1974 qui devrait s’appliquer. Or, « le Sénégal ne l’a pas ratifiée », précise l’avocat. Dans le droit maritime, régi par le principe de primauté des règles maritimes sur le droit commun, l’absence de ratification d’une convention signifie qu’aucune prescription ne s’applique.

Cette révélation ouvre la voie à une enquête judiciaire véritable, 23 ans après les faits.

L’État doublement responsable

La responsabilité de l’État sénégalais est écrasante. Non seulement le navire appartenait à l’État, mais celui-ci jouait également le rôle d’assureur. « L’article 733 du Code de la Marine Marchande prévoit un Fonds pour la Marine Marchande, logé au Trésor public », révèle Maître Ndiaye.

Comme pour les accidents de la route où le Fonds de Garantie Automobile intervient quand un véhicule n’est pas assuré, l’État devrait automatiquement couvrir les victimes du Joola. « L’État devrait être doublement responsable », insiste l’avocat.

Le renflouement de l’épave : un impératif

Pour les familles, le renflouement de l’épave reste une priorité absolue. « La mer ne peut pas constituer un cimetière », martèle Boubacar Ba. Des démarches avaient été entreprises avec la Commission européenne, qui avait montré sa disponibilité à financer l’opération avec un opérateur néerlandais. Mais le projet s’est enlisé.

« Parfois, on a l’impression qu’il y a un je-ne-sais-quoi de sourd entre nous et l’État », s’interroge le président d’honneur du collectif. « Est-ce que l’État ne cherche pas à nous cacher quelque chose dans cette histoire ? »

Pour Maître Ndiaye, le renflouement est juridiquement indispensable : « Il faut renfouer ce navire et organiser une expertise pour situer les responsabilités. Il n’y a pas eu d’acte judiciaire régulier, pas d’expertise. »

Un mémorial contesté

Autre pomme de discorde : la gestion du mémorial-musée du Joola. Inauguré mais toujours non opérationnel, l’édifice en forme de bateau ne satisfait pas les familles. « C’est impersonnel. On a l’impression qu’on vous construit votre maison et après vous vous sentez étranger chez vous », déplore Boubacar Ba.

Les familles réclament un statut de « monument public à caractère administratif », doté d’un budget conséquent voté par l’Assemblée nationale, et surtout, une gestion confiée aux orphelins et rescapés. « Ce sont eux qui sont à même d’expliquer ce qui s’est passé. Quelqu’un d’autre ne peut pas être plus apte », argue-t-il.

Le ministre de la Culture, présent lors de la 23ème commémoration, a promis de traiter ces questions avec diligence. Mais après 23 ans de promesses non tenues, les familles restent prudentes.

Un appel aux nouvelles autorités

Boubacar Ba interpelle directement le président Bassirou Diomaye Faye et le Premier ministre : « Pour le 20ème anniversaire, on n’a vu ni le président, ni le premier ministre. Pour un événement comme ça, c’est important qu’il y ait le chef de l’État ou le premier ministre. »

Les familles demandent également que le 26 septembre devienne un jour férié national, pour que cette tragédie devienne un levier de transformation, comme l’a été le génocide rwandais ou l’Holocauste pour d’autres nations.

« Les grandes nations se sont relevées à travers un drame », rappelle Boubacar Ba. « Le Joola devrait être ce levier extraordinaire pour le Sénégal, pour relever le défi de la discipline et du civisme. »

Maître Ndiaye conclut sur un appel au civisme : « Les choses doivent changer. Les gens devraient revenir au civisme. C’est l’une des plus grandes tragédies sinon la plus grande tragédie maritime au monde. »

Épuisé après avoir quitté Ziguinchor à l’aube, Boubacar Ba a tenu à être présent sur le plateau. À 23 ans de distance, le combat continue. Pour la vérité, pour la justice, et surtout, pour que jamais plus une telle tragédie ne se reproduise.

Les 1 863 victimes officielles du Joola attendent toujours que leur pays leur rende justice.