Introduction
L’étude de l’État dans les sociétés africaines d’après la période coloniale se voit brouillée par des images telles que l“État greffé” ou l“État transplanté”. Ces formulations, portées notamment par des penseurs comme Bertrand Badie, laissent entendre qu’un modèle étatique venu d’Occident aurait été imposé de manière violente sur des communautés africaines déjà pourvues de systèmes politiques propres et complexes. Si ces métaphores ont le mérite de rappeler l’origine extérieure et imposée de l’État moderne en Afrique, elles offrent cependant une vision trop réductrice. Elles occultent la capacité des acteurs locaux à résister, à s’adapter et à remodeler ces institutions. Cette grille d’interprétation n’est pas limitée au continent africain, mais peut aussi s’appliquer à l’Asie postcoloniale, elle-même marquée par une importation de modèles, et elle résonne de façon particulière en Amérique latine, où une indépendance précoce menée par des élites créoles a produit des hybridations singulières entre legs ibériques et résistances indigènes. Pour appréhender ces dynamiques avec davantage de nuance, il convient d’interroger les limites de ces métaphores biologiques et de les remplacer par le cadre conceptuel de l’hybridation.
Les impasses de la métaphore biologique
Les termes « greffe » ou « transplantation » posent des questions conceptuelles importantes. D’abord, ils impliquent une passivité des sociétés africaines, vues comme de simples récepteurs. Cette perspective nie la capacité inhérente des individus et des groupes à négocier, ajuster, détourner ou réinventer ces structures afin de les aligner sur leurs propres finalités, leurs logiques culturelles et leurs contraintes locales. Elle méconnaît aussi une capacité d’action qui a des équivalents en Asie et en Amérique latine, où les élites ont également redéfini les cadres imposés. Ensuite, cette métaphore suppose l’existence, au moment de la rencontre, de deux réalités intactes : le « greffon » étatique et le « tissu hôte » précolonial. Or, lors des périodes d’indépendance, les institutions précoloniales avaient été démantelées, mises à l’écart ou instrumentalisées par des décennies de domination coloniale.
Cette destruction méthodique était au cœur du projet de domination coloniale. Des évolutions analogues se sont produites en Asie du Sud-Est sous les empires européens, tandis qu’en Amérique latine, la démolition des empires aztèque et inca a ouvert la voie à des hybrids précoces. Ces compartiments conceptuels renvoient à la violence constitutive de la rupture coloniale.
La rupture coloniale : une rupture radicale
La colonisation ne s’est pas limitée à une simple superposition. Elle a constitué une rupture profonde et brutale qui a désorganisé les structures sociales africaines. Cette transformation se manifeste par : la disparition des royaumes, empires et chefferies, dépourvus de leur souveraineté et de leur légitimité ; le remplacement des cadres juridiques autochtones par des codes importés, fragilisant la cohésion sociale ; la subversion des modes de transmission du pouvoir, au profit de nouvelles élites liées au pouvoir colonial ; le découpage artificiel des frontières, ignorant les réalités ethniques et culturelles et alimentant les conflits futurs ; l’instauration d’une économie d’exploitation qui réorganise les rapports sociaux et crée de nouvelles dépendances.
Au moment des indépendances, un retour à un État précolonial était irréalisable. Les élites africaines, forgées dans le creuset du système colonial, héritèrent des États, des tracés territoriaux et des bureaucraties qu’elles n’avaient pas conçus, mais avec lesquels elles durent néanmoins cohabiter et travailler. Cette situation, comparable à celle observée dans l’Asie postcoloniale avec ses frontières dessinées artificiellement, ou à celle de l’Amérique latine confrontée à des inégalités structurales, a donné naissance à un processus créatif : l’hybridation.
L’hybridation : une perspective plus féconde
Plus que la simple greffe, c’est l’hybridation ou le « bricolage institutionnel » qui rend compte de la construction étatique en Afrique postcoloniale. Elle décrit l’assemblage organique et imprévisible d’éléments hétéroclites, précoloniaux, coloniaux et postcoloniaux, afin de forger des institutions nouvelles, mieux adaptées aux réalités locales. Ce mouvement actif, dans lequel les acteurs sociaux façonnent le changement, parle aussi aux États-nations résistants d’Asie du Sud-Est et au multiculturel institutionnel en expansion en Amérique latine.
L’hybridation se joue sur 3 axes :
1. L’appropriation active : les élites africaines n’ont pas été des exécutants passifs. Elles se sont réapproprié et ajusté les institutions importées à leurs logiques de pouvoir et aux attentes des populations. L’État postcolonial émerge ainsi des marchandages et des compromis permanents, comme on peut l’observer dans les réformes agraires et administratives négociées en Asie.
2. L’invention nécessaire : face à l’impossibilité de faire revivre le passé et à l’inadéquation des modèles occidentaux purs, les dirigeants ont été amenés à innover. Ils ont forgé de nouvelles légitimités en mêlant des références à un passé mythifié, à l’héritage colonial et à des aspirations modernes. Cette créativité institutionnelle se voit dans les constitutions plurinationales de Bolivie ou d’Équateur, qui reconnaissent les droits des peuples autochtones.
3. Un processus évolutif : l’hybridation ne s’arrête pas à des réalisations à l’indépendance. C’est un processus continu qui perdure aujourd’hui, alors que les États africains intègrent les effets de la mondialisation, les pressions internationales et les progrès technologiques, tout comme les États d’Amérique latine ou d’Asie s’adaptent aux défis mondiaux.
Les figures réelles de l’hybridation
Cette démarche hybride, théoriquement formulée, se manifeste concrètement dans des domaines précis de la gouvernance :
· Justice : coexistence dynamique entre des tribunaux modernes et des modes traditionnels de résolution des conflits (conseils communautaires, médiations coutumières). Ce pluralisme judiciaire, parfois catalyseur d’apaisement, se retrouve en Inde (droit personnel religieux et « common law ») ou en Bolivie (reconstitution des mécanismes de justice indigène) ;
· Administration : intégration de chefferies « traditionnelles » au sein des structures étatiques modernes, créant un pont entre l’État et les populations. On observe des dispositifs similaires en Indonésie, où le droit coutumier (« adat ») est intégré à la gouvernance locale ;
· Légitimité politique : de nombreux acteurs politiques mêlent une légitimité électorale contemporaine à une autorité coutumière ou religieuse, renforçant leur ancrage local. Cette ambivalence se manifeste en Colombie, où le multiculturalisme intègre des chefs indigènes dans le paysage électoral ;
· Gestion foncière : des compromis hybrides émergent des tensions entre droit coutumier (usage collectif) et droit moderne (propriété individuelle). Ces compromis, parfois conflictuels mais adaptatifs, se retrouvent aussi au Brésil, où les réformes agraires mêlent titres individuels et terres collectives des peuples autochtones.
Conclusion : pour un regard décolonisé
Renoncer à la métaphore de la greffe revient à refuser de placer l’Afrique et le « Sud global » dans une posture d’imitation ou de dépendance. C’est, au contraire, rendre hommage à la créativité institutionnelle, à la résilience et à l’ingéniosité des sociétés qui ont dû composer avec un passé traumatique. L’État postcolonial n’est ni une imitation ratée de l’Occident, ni le retour d’un passé idéalisé. Il représente une création originale, façonnée par la violence de la colonisation et par la capacité des acteurs locaux à innover en fusionnant l’ancien et l’imposé. Accepter cette complexité permet d’échapper aux discours dépréciatifs sur l’échec supposé des États du Sud. Cela nous invite à une lecture plus fine de leurs mécanismes, de leurs tensions et de leurs potentialités. En somme, cela rappelle une vérité simple: toute institution politique se construit dans une histoire, dans des rapports de force et dans des compromis. L’État postcolonial, avec ses paradoxes et ses créations, participe de cette grande histoire universelle.
Cherif Salif Sy est économiste politique – Dakar.