Réflexion sur la confiance, la souveraineté et le destin économique de l’Afrique
I. Quand la note devient récit
II. Le pouvoir des chiffres et l’ombre du soupçon
III. La confiance invisible, la souveraineté entravée et la finance symbolique
Créer une véritable agence africaine de notation exige au contraire d’inventer un autre langage d’évaluation, enraciné dans les réalités du continent. Il s’agit de repenser les critères mêmes de la valeur: la cohésion sociale, la vitalité culturelle, la durabilité écologique, l’innovation technologique, la justice économique. Une telle institution devrait être un acte de souveraineté épistémique, un espace d’invention conceptuelle et de liberté méthodologique.
Reprendre le contrôle de l’évaluation, c’est reprendre la parole sur son avenir. C’est refuser que la valeur d’un pays soit dictée selon des normes extérieures, et redonner du sens à la mesure comme instrument d’émancipation plutôt que comme outil de domination. C’est, en somme, affirmer que la souveraineté véritable ne se conquiert pas uniquement par la création d’institutions, mais par la capacité à forger ses propres critères, ses horizons, et sa propre grammaire du monde.
Et puisque ces agences opèrent majoritairement aux États-Unis, pourquoi ne pas leur appliquer les méthodes d’évaluation du milieu académique dont elles proviennent? Dans les universités américaines, les étudiants évaluent leurs professeurs, et les enseignants se jugent entre pairs selon la rigueur, la transparence et la qualité de leur travail. L’évaluation n’y est pas unilatérale, mais dialogique: chacun répond de son propre jugement. Pourquoi ce principe — au cœur de l’éthique universitaire — ne s’appliquerait-il pas à ces institutions qui pèsent sur le destin des nations?
En tant que chercheurs, nous savons que toute évaluation doit être justifiée, méthodologiquement argumentée et contextualisée. C’est dans cet esprit que nous avons récemment publié, hors de tout jugement politique, deux articles scientifiques — Sagna & Sylla — consacrés à la finance coloniale et à la dette impayable du Sénégal. Ces travaux, menés dans le cadre d’une démarche empirique et critique, examinent comment les structures héritées de la colonisation continuent d’influencer les mécanismes d’endettement et les représentations du risque. Ils démontrent que la dette n’est pas seulement un fait économique, mais une réalité historique et symbolique, inscrite dans les mémoires et les institutions.
La question n’est plus seulement de savoir si les agences se trompent, mais d’où elles parlent, au nom de qui et selon quelles valeurs. Une évaluation juste suppose un pluralisme des regards, une reconnaissance de la diversité des rationalités. C’est tout l’enjeu d’une économie véritablement décolonisée: réintroduire le sens dans le chiffre, la mémoire dans la mesure.
Depuis toujours, l’Afrique excelle dans l’invention. Des tontines aux monnaies communautaires, des solidarités villageoises aux plateformes numériques, elle a su adapter l’économie à la vie, et non l’inverse. Pourquoi ne pas étendre cette créativité au domaine de la notation? Évaluer la résilience, la capacité d’innovation et la justice sociale: voilà des indicateurs dignes de sociétés qui se bâtissent dans la complexité et la solidarité.
IV. Le retournement symbolique